-35 Sous la plage

Par Anne Bory

Pendant 100nuits, chaque semaine, un sociologue propose un contrepoint à un film de 100jours. Cette semaine, +65 d’Ismaël Cobo.

Tout le monde n’a pas eu la chance de passer ses étés d’enfance à Argelès-sur-mer. Des kilomètres de sable entre la montagne qui plonge dans la Méditerranée et l’embouchure du Tech, un bois de pins où manger une glace à l’ombre, les ballades digestives le long du bord de mer, les copines du mois d’août…Tout le monde n’a pas eu la chance de ces promenades avec un grand-père (dé)roulant les « r », ses souvenirs et l’histoire familiale à mesure que s’alignent les parasols, les pieds dans l’eau. Après l’espace où les manèges de la fête foraine attendent le soir et leurs visiteurs, au bout du chemin qui oscille entre les immeubles de vacanciers et les pins, mon conteur s’arrête. Une stèle rappelle qu’à cet endroit où les enfants rebondissent sur les trampolines, il y avait un camp. Entre les pins et la mer, un camp. Mon grand-père raconte : la Retirada, les files de réfugiés espagnols traversant les villages, leur fatigue, leur tristesse, l’incrédulité des badauds, et ce camp. La police française y a enfermé en 1939 environ 100 000 personnes, membres de l’armée républicaine, brigadistes internationaux, civils fuyant le franquisme. Les « étrangers indésirables » et les Juifs leur ont ensuite succédé, jusqu’à ce que le camp devienne un chantier de jeunesse en 1941. Les parasols disparaissent, la douceur de l’été a l’air dérisoire, presque insultante.

Francisco Serrano raconte Argelès-sur-mer, 73 ans après. Il raconte l’enfermement, la faim, l’humiliation, l’abandon. Il raconte les enfants, la neige qui se mélange au sable, les conditions de vie précaires dans ce camp de fortune. Il rappelle le froid, la haine, la défaite, le sentiment d’abandon à l’égard des pays voisins, les solidarités qui s’épuisent sous l’effet de l’enfermement et de la faim. Un camp pour les étrangers, un parmi de nombreux autres, construits avant lui, construits après aussi. Les espaces au sein desquels une association comme la Cimade[1] intervient illustre bien ces figures de « camps d’étrangers »[2] depuis l’époque où Francisco Serrano est arrivée en France : camps d’ « évacués » alsaciens et lorrains en 1939, de Juifs étrangers et d’opposants allemands au nazisme (dont Argelès, en 1940-41), résistance pendant l’Occupation allemande, camps d’internement pour les indépendantistes algériens, et enfin, depuis 1984, centres de rétention administrative (CRA), que l’Etat n’appelle plus des camps, mais qui témoignent bien de cet « encampement » des étrangers dont parle Michel Agier[3].

Avec la construction de l’immigration comme un « problème » et de l’expulsion comme solution, significativement depuis les années 1970, le triptyque expulsion-internement-camp s’impose dans le traitement politique de l’immigration. Les centres de rétention administrative sont ainsi le produit d’une triple histoire : celle du confinement des « indésirables », nationaux et étrangers, celle de l’expulsion comme solution au « problème » de l’immigration, celle du contrôle des populations étrangères (et significativement des populations colonisées)[4].

A partir de 1975, la rétention administrative des étrangers irréguliers se diffuse, se légalise, se pérennise. On est loin du camp de fortune sur la plage d’Argelès : les CRA des années 2000 ont fait l’objet de programmes de construction spécifiquement conçus pour la rétention des étrangers[5]. Depuis la loi du 26 novembre 2003, les étrangers en situation irrégulière peuvent être placés en rétention sans que l’administration ait besoin de le justifier, et ce jusqu’à 32 jours, contre 12 précédemment. Ce délai a été porté à 45 jours par la loi dite Besson/Hortefeux/Guéant du 16 juin 2011, « relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité ». Mais la rétention administrative ne résume pas la politique répressive de l’Etat à l’égard des étrangers. La chasse aux étrangers en situation irrégulière, opportunément qualifiés de clandestins dans de nombreux discours, a ainsi connu une accélération depuis le début des années 2000, et pris des formes multiples. Ainsi, la mise en place d’objectifs chiffrés de reconduite à la frontière (on passe en conséquence de 9227 étrangers expulsés en 2001 à 29288 en 2009[6]) a augmenté le contrôle policier. Elle s’est accompagnée de la mobilisation d’administrations de plus en plus nombreuses pour participer  à la chasse aux sans-papiers – terme apparu lui aussi dans les années 1970 – (inspection du travail, URSSAF…) et pour priver les sans-papiers de l’accès aux droits sociaux (sans pour autant les empêcher d’y cotiser….)[7]. Enfin, les diverses restrictions apportées au droit du séjour, ce « droit sans droits »[8], ont réduit les possibilités de régularisation. L’ensemble de ces dispositifs a donc eu pour effet d’augmenter le nombre d’expulsions, mais, et peut-être surtout, d’augmenter le contrôle sur l’ensemble des étrangers et de les réprimer[9]. En effet, « seules » 15% des mesures d’éloignement prononcées en 2008 ont donné lieu à une expulsion. Il semble bien que le déploiement de ces politiques répressives diffusées à des pans entiers de l’appareil administratif soit au moins autant un facteur de discipline qu’un facteur d’expulsion.

Mais la figure de Francisco Serrano, anarchiste, exilé, « encampé », qui évoque les républicains espagnols, « pionniers de la liberté » dans la lutte contre le franquisme, rappelle que les camps d’étrangers ont enfermé et enferment encore des résistants : révoltes dans les centres de rétention, grèves de la faim, grèves du travail, les étrangers que l’Etat confine dans la clandestinité ou dans des CRA font aujourd’hui régulièrement entendre leur voix. Le film s’achève sur le visage presque centenaire de cet « étranger », jamais retourné en Espagne, qui se souvient d’Argelès il y a 73 ans. Et on regrette que le film ne dure pas plus longtemps, car on devine que son récit pourrait éclairer utilement d’autres facettes du monde social qui nous entoure.


[1] L’acronyme signifie Comité inter-mouvements auprès des évacués. Créée en 1939 par des dirigeants de mouvements de jeunesse protestants, la Cimade a ainsi fait ses débuts en aidant les « évacués » d’Alsace-Lorraine.

[2] Marc Bernardot, Camps d’étrangers, Editions du Croquant, collection Terra, 2008.

[3] Michel Agier, « L’encampement du monde », Plein droit n°90, octobre 2011, p. 21-24.

[4] Nicolas Fischer, « La frontière pour lieu de vie. La rétention administrative en France », Contretemps, janvier 2012. http://www.contretemps.eu/interventions/fronti%C3%A8re-lieu-vie-r%C3%A9tention-administrative-en-france

[5] Voir « Les anticipations de l’éloignement », Cette France-là, volume 1, pour une analyse et une cartographie de la multiplication des lieux d’enfermement des étrangers et la banalisation de cette pratique au cours des années 2000. http://www.cettefrancela.net/volume-1/descriptions/article/les-anticipations-de-l-eloignement

[6] Rapport 2010 du comité interministériel de contrôle de l’immigration.

[7] Pour un développement de ces mesures, voir Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin et Lucie Tourette, On bosse ici, on vit ici ! La grève des sans-papiers : une aventure inédite, Editions La Découverte, 2011.

[8] Selon l’expression de Danièle Lochak dans son ouvrage Étrangers : de quel droit ?, PUF, 1985, p. 208

[9] Sur la pénalisation du contrôle de l’immigration, voir Nicolas Fischer et Mathilde Darley, « Le traitement de l’immigration, entre logique administrative et logique pénale », Champ pénal, vol. VII, 2010, p.2-9. http://champpenal.revues.org/7843

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