Par Yvalin
Mardi 20 mars
Prochaine réunion mardi 27 mars à 13 heures 30. Fin 15 heures 30.
Bon, très bien, mais de quoi allons-nous parler ? Qu’allons-nous décider ?
Un ordre du jour est-il écrit ? dans le fond pourquoi se réunir ?
Je viens d’envoyer un courriel aux cinq personnes intéressées : sont-ils sûrs d’être là, quels points pouvons-nous mettre à l’ordre du jour.
Mercredi 21 mars
Deux ont répondu. B., administrateur, demande un état d’avancement, et un planning. Je croyais qu’il voulait s’impliquer, mais il ne vient que relever les compteurs ! Il va être étonné, notre avancement aurait pu être fait en une journée : la salle polyvalente de notre Caarud où nous voulons faire les ateliers d’apprentissage et de travail autour des problématiques de l’injection est presque finie d’aménager, et nous venons de recevoir un vieil ordi reconditionné. C., administrateur, a fait le tour de quelques commerçants avec M., une stagiaire, là où depuis dix ans nous faisons notre échange de seringues. Ça c’est un vrai boulot de diagnostic. L’échange de seringues « rue » c’est : un scooter, un gros sac, une fiche journalière où est répertorié le matériel que nous avons à disposition. Aucune pancarte, ni blouson genre SAMU, ni écriteau. Ressembler à tout le monde ; être discret. Si discret que M. nous a laissé entendre que certains commerçants se rendaient bien compte qu’il y avait un petit attroupement chaque fin d’après-midi, et ils pensaient que c’était un lieu de deal ! Les dealers, ils sont là, 50 mètres plus loin, dans les petites rues adjacentes. Si H. et J. ont choisi ce lieu c’est bien pour être au plus près de leurs « clients ».
Jeudi 22 mars
H. et J, 16 ans qu’ils ont monté leur propre asso après avoir travaillé dans les structures naissantes des début 90′. Cinq à présent qu’ils ont été absorbés par la nôtre, au moment de l’officialisation de la réduction des risques et la promulgation du Décret n° 2005-347 du 14 avril 2005. Seize ans qu’ils sont à l’écoute et aux services des usagers les plus précaires, les plus démunis. Seize ans qu’ils trimballent leur sac tous les soirs de la semaine, ils se sont déplacés de 200 m, au gré des invitations (incitations) municipales. Mais ils continuent leur boulot.
Sur la fiche, nous remplissons la quantité et le type de matériel donné : seringues 1cc, seringue 1cc couleurs, des 2cc et des 5cc ; nous ne faisons plus les 10. Des tampons alcoolisés pré-injection, des fioles d’eau stérile, des aiguilles de trois tailles différentes, des cups stériles (pour faire le mélange), des filtres, des tampons secs post-injection, une crème cicatrisante, quelques garrots pour ceux qui le désirent et des carnets de « roule-ta-paille » pour les sniffeurs. Des containers de récupération. Des préservatifs masculins, des préservatifs féminins et du gel. Ici pas vraiment de consommateur de crack, donc pas de pipe spécifique. Nous faisons dans le détail, à la demande, en pharmacie et dans d’autres organismes sont délivrés des Stéribox®, petite boite contenant un kit d’injection complet. Ici, c’est du vrai travail d’artisan, d’orfèvre, ou tout simplement un vrai travail de proximité.
125 452 seringues ont été délivrées par notre structure en 2010 à environ 450 personnes. Environ car si nous décomptons les bénéficiaires sur la rue ou pour les quantités importantes sur la structure fixe, une partie nous échappe, car nous avons aussi un présentoir où chacun peut se servir librement. Il est sur le côté de notre pièce d’accueil, pour l’anecdote deux stagiaires me disaient un jour qu’elles ne voyaient jamais personne s’y servir. Je leur ai montré ce qui restait sur le présentoir et la fiche que nous remplissons à chaque fois que nous le rechargeons : 300 1cc, 500 fioles d’eau, 100 Stérifilts®, … en dix jours, et personne ne se serait servi !
Les quantités importantes c’est 3 ou 4 cartons de 100 seringues, et tout ce qui va avec, ce sont des usagers relais, ou pour des squatts. Certains en prennent dix ou cinquante, parfois juste l’équivalent d’un kit. Aucune règle, aucun jugement, pas de réflexion. Juste si la personne prend plus de pompes que de fioles d’eau, on s’assure que c’est bien la demande, on essaye aussi de vanter la qualité, la nécessité du filtre, « ça s’bouche, mais t’as essayé comme ceci ou comme cela ». À petites touches, par échange et apport mutuel nous distillons, de l’attention, de la prévention.
Vendredi 23 mars
L’autre jour, lors de ma dernière formation, nous étions une dizaine à manger ensemble. Des bribes de conversation me sont parvenues : « … des salles pour quoi faire… moins de mecs qui tapent… ». Ce n’est pas la première fois que j’entends cela, ce ne serait plus d’actualité, il y a eu une sorte d’engouement – si l’on peut parler ainsi – à la suite de la sortie de Fillon en août 2010, mais ce serait un combat, une idée dépassée. Des salles on en aurait eu besoin il y a dix ou quinze ans, moins aujourd’hui.
Pourquoi : moins d’injecteurs ? moins d’héroïne ? moins d’overdose ? Tout est exact, on s’injecte moins, le circuit de l’héroïne passe ailleurs, pas ou très peu dans les mains (enfin façon de parler) des gens que je cotoie, et depuis quinze ans le nombre d’OD est, en France, faible. Succès de la substitution à la française, l’un des programmes du genre les plus en avance en Europe. Pourtant plus de 200 personnes à qui je donne du matériel vivent à la rue, en squatt ou véhicule. Près de 25 en foyer d’hébergement. La drogue du pauvre, c’est de préférence des médicaments détournés, il faut voir l’ingéniosité, les capacités de chimiste qu’ont certains et parfois l’inconscience pour essayer de prendre une boite entière au lieu d’un comprimé pour parfois s’apercevoir que les effets peuvent être détonnants.
Le bon côté du médoc c’est que sa composition est stable, le mauvais côté c’est qu’il n’est pas injectable. Sciemment, dans leur composition, on a essayé de les rendre non-injectable. Mais comme les gens le font quand même bonjour les soucis et les détériorations de veines. Enfin, peut-être faut-il être plus prudent en parlant des overdoses. Nous nous posons des questions sur la réalité des chiffres : sont-elles vraiment détectées et la mort n’est-elle pas imputée à autre chose ? Le niveau est bas en France mais n’est-ce pas en train de changer ?
Aussi, j’ai parfois l’impression qu’ils ont gagné, ils ont réussi à semer le doute : « une salle est-elle utile ? – écoute, les gens ne font plus ça dans la rue, il n’y a plus de scènes ouvertes comme dans les 90′ – regarde ton taux de retour, les gars ne laissent plus traîner leurs pompes, y les ramènent ; ou les jettent proprement » – « trop visible, trop chère ».
Sympa, cet épisode.