Par Laurent Willemez
Pendant 100nuits, chaque semaine, un sociologue propose un contrepoint à un film de 100jours. Cette semaine +23 de Gildas Nivet.
En ces temps de campagne électorale, à tous les moments de la vie quotidienne, des petites phrases, des commentaires, des commentaires sur les commentaires, des analyses de sondages, des résultats provisoires de la course de petits chevaux à laquelle se livrent les candidats… Télévision, radio, presse écrite, presse internet, réseaux sociaux : tout se télescope, tout s’emmêle. Le bruit et la fureur d’une campagne électorale, marquée par la nécessité de coller aux attentes des professionnels de la communication et du journalisme, par l’enjeu de proposer aux entreprises médiatiques de belles images, des « angles » originaux et des sons parlants.
Le film (+23, Gildas Nivet, 18.02.2012, 100jours) revient sur cette thématique de l’influence et de l’omniprésence, des médias, qui pourrait apparaître comme un topos devenu à ce point classique qu’il n’est « même pas faux », comme disait P. Bourdieu. Le propos est cependant plus complexe, mettant en équivalence la parole citoyenne et le bruit médiatique. Peut-être est-il alors possible de rappeler quelques éléments pouvant servir de contrepoint.
D’abord, je voudrais rappeler que la prise de parole est consubstantielle à la politique. La politique, c’est de la parole, c’est du langage. Un langage certes performatif, qui a des effets et qui dit ce qui doit être : dans le champ politique plus que partout ailleurs, « dire, c’est faire ». Et plus encore, c’est bien dans l’échange des idées et des positions que réside le cœur de la parole politique démocratique. La discussion, la dispute, le conflit sont sans aucun doute les indices les plus probants du caractère démocratique du jeu politique. On a beaucoup raillé l’incapacité des différentes configurations des organisations représentant l’écologie politique à produire du consensus : si toute structure a besoin d’un minimum d’accord pour survivre, la possibilité d’échange et de désaccord ne constitue-t-elle pas plutôt la preuve de son caractère démocratique ? De la même manière, le cœur du politique ne tient-il pas dans le travail d’argumentation et de conviction, dont la condition de possibilité est l’échange de parole et la dispute ? Les grands partis semblant avoir oublié les vertus de cette parole politique, c’est cet espace-là qu’il reste aux organisations politiques dites minoritaires : les distributions de tracts sur les marchés, les « écoutes collectives » des émissions politiques, les porte-à-portes… Bref, le travail militant est un travail du langage et de la parole. Le primat du silence dans le débat politique signe sans doute la mort de la démocratie.
Mais cette parole politique « de proximité » ne peut sans doute pas être mise en équivalence avec le bruit médiatique, celui des éditorialistes et des débatteurs professionnels, par exemple celui qui a précédé, entouré et suivi la fausse surprise de la candidature de l’actuel président de la République. Au risque de choquer, et pour prolonger le débat que promeut le film, je voudrais cependant poser la question de la réalité, de l’ampleur et des limites de l’influence de cette parole médiatico-politique sur les électeurs. L’objectif n’est pas de faire preuve d’un relativisme absolu, mais plus simplement de s’interroger sur les conditions de réception dans le public de ce magma informe de prises de positions, de débats et de commentaires. Par exemple, dans un entretien réalisé à l’occasion des élections de 2007, telle citoyenne, infirmière dans un hôpital, expliquait suivre avec beaucoup d’attention tous les débats politiques, les enregistrait quand elle n’était pas disponible ; et dans le même temps, elle n’était pas en mesure de citer le nom des principaux candidats, et encore moins de restituer leurs prises de position dans les grands débats. Comme l’écrivait Paul Veyne, on n’est pas tout à fait sûrs que les Grecs ont vraiment cru à leurs propres mythes. De même, on peut s’interroger sur l’effet réel de la parole médiatique sur les choix électoraux, tant que des enquêtes n’auront pas été réalisées sur la question – et il en existe peu. N’est-ce pas aussi un effet d’une forme d’ethnocentrisme des intellectuels et des artistes, souvent socialement disposés à s’intéresser à la politique, que de présager qu’il en est de même pour l’ensemble des individus ?
Ainsi, l’enjeu me semble être d’abord de redonner sa force au discours politique, de contribuer aux disputes autour des propositions des différents candidats, partout où cela est possible : sur son lieu de travail, dans son foyer, dans toutes les interactions de la vie quotidienne. Et cela sans se laisser démoraliser par le bruit des médias, et plus encore par l’angoisse ressentie face aux effets présumés du bruit des médias.
Laurent Willemez est enseignant-chercheur en sociologie