-94 Suite Murale 1

Par Raymond Bozier

 « ils avaient dit qu’ils changeraient la vie

mais ils n’ont rien touché, craignant sans doute

de trahir leur propre vie »

 Poème du 17 mars 1986

extrait de Bords de mer, Flammarion, 1998

 Explicatif – Pour ces 100 jours et nuits d’ébullition électorale dont le résultat sera probablement aussi affligeant que les précédents – certes le mur du grand K. mondialisé atteint ses limites et vacille dangereusement, mais peu nombreux sont encore ceux qui souhaitent son effondrement ; l’idée selon laquelle rien de mieux ne saurait ni ne pourrait le remplacer, le passif du Mur de Berlin et la crainte des bouleversements1 (le tout entretenu par les soutiens désignés du système – philosophes, journalistes, spécialistes en tous genres, etc – ayant table ouverte dans les mass-médias les plus importants), demeurent. Il faudra sans doute beaucoup plus de dégâts et d’ensevelissements sous les gravats pour que les choses commencent à changer véritablement…Pour ces 100 nuits donc,je me suis fixé la contrainte suivante : utiliser à des fins de création littéraire et à raison d’une production par semaine, les déclinaisons et usages du mot MUR publiés dans le volume 4 du Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, les mots et les associations d’idées, éditions Le Robert, 1978. Les définitions seront la plupart du temps écourtées et privées des citations, la typographie par contre sera respectée. Des textes et des illustrations de diverses natures agrémenteront l’édifice. Pour le reste chacun et chacune auront compris, entre les lignes et avant même que ne commence l’écriture des textes, de quel côté penche l’auteur, mur d’un mètre soixante dix sept, vieux de soixante deux ans et non encore totalement décrépi(t)…

 MUR. n.m. (vers 1100 ; du lat. murum, accus. de murus).

||1° Ouvrage de maçonnerie qui s’élève verticalement ou obliquement (murs de soutènement) sur une certaine longueur et qui sert à enclore, à séparer (des espaces) ou à supporter une poussée. V. Architecture, construction. Matériaux utilisés dans la construction d’un mur. V. Pierre ; moellon, parpaing ; mortier… 

 Ce qui va suivre – cet ouvrage de maçonnerie horizontale en voie de dévoilement – n’a guère de sens, puisque selon toute bonne raison un mur est un mur et ne saurait figurer autre chose que cette réalité érigée principalement par les humains pour les protéger de l’extérieur et les parquer dans un monde construit selon leur volonté. Le paradoxe veut que ces mêmes humains – animés par la pensée de ce qu’ils étaient et de ce qu’ils voulaient que le monde fût –, ont érigé les murs jours après jours, années après années, siècles après siècles, tout en n’ayant de cesse de se répandre au-dehors et d’accroître l’étendue extérieure de leur être. L’espèce humaine confrontée à la rudesse parfois implacable de la nature (que nous appellerons également la matière et son mouvement), et à son indifférence quant au sort de ses habitants, a fait en sorte, tout au long de son histoire, non seulement de la domestiquer, mais de la contraindre, de la soumettre à ses désirs et à ses volontés. Au point parfois, débordé par la démultiplication de ses pouvoirs et de ses jouissances, de prendre le risque d’agir sans plus tenir compte de sa réalité. Ainsi les villes et leurs cohortes de murs sont-elles devenues les lieux les plus représentatifs de la domination humaine sur ce qui l’entoure et ce sur quoi elle repose. Certes on pourrait prétendre que les humains en érigeant leurs cités ont fait la même chose que d’autres espèces, et conclure qu’il s’agit donc d’un phénomène tout aussi naturel et légitime que l’érection de termitières ou de fourmilières. Sauf que les fourmis et les termites même si elles peuvent être invasives, sont restées très dépendantes de leur milieu et n’ont jamais réussi à s’affranchir de leur petit domaine, à inventer de nouveaux matériaux de construction, ni à tordre les bras de la nature et lui faire subir toutes sortes d’outrages. Ni les fourmis ni les termites n’ont jamais réussi à modifier de manière radicale les « équilibres » de la matière et son mouvement. Si depuis toujours les villes ont joué un rôle civilisateur et attiré par leurs activités et leurs richesses les habitants des campagnes, il n’en restait pas moins que la grande majorité des humains vivait encore en liens forcés avec la nature. Aujourd’hui il n’en va plus de même, les villes (créatures inventées et débordantes d’humains, de bruits, de lumières, de pollutions diverses) aspirent avec la force d’un grand trou noir les populations, si bien que ces dernières sont beaucoup plus préoccupées de l’équilibre et du devenir de leurs abris que des dégâts provoqués au sein même de la matière et de son mouvement.

 Dits de l’ombre – Chaque fois que je vois un mur je pense aux humains. Chaque fois que je colle mon oreille contre un mur, j’entends les humains. Chaque fois que je longe un mur, je marche au côté des humains. Chaque fois que je sens l’odeur des murs, je respire l’odeur des humains. Chaque fois que j’attaque des murs, je mords dans le corps des humains. Chaque fois que je crache un bout de mur, je rejette de l’humain. Chaque fois que je pose la main sur un mur, je touche de l’humain. Chaque fois que je perce un trou dans un mur, j’ouvre les yeux des humains. Chaque fois que je pisse contre un mur (L’homme pieux satisfait ce besoin accroupi/Ou bien contre le mur d’une cour bien fermée – Hésiode) je souille le corps des humains. Chaque fois que j’ajoute des barbelés au sommet des murs, je coiffe les humains. Chaque fois que je frappe un mur, je fais mal au poing d’un humain, et si c’est avec le pied je fais mal à son pied, et si c’est avec la tête je fais mal à sa tête.

 Fiction du parpaing : Le parpaing est rugueux. Le parpaing ronge la peau et casse le dos de celui qui le manipule. Le parpaing doit être pris avec des gants. Le parpaing est manipulé essentiellement par les ouvriers du bâtiment ; les classes dominantes qui n’aiment pas se salir les mains ni se casser le dos, préfèrent diriger les manœuvres, voire spéculer sur le cours du parpaing. Le parpaing est le proche parent du moellon. Le parpaing peut être produit industriellement dans ce qu’on appelle des usines à blocs. Il peut l’être également de manière artisanale à l’aide de pondeuses. Une presse fixe industrielle peut produire en moyenne de cinq à dix mille blocs par jours, alors que la production par pondeuse varie de mille à trois mille cinq cents blocs par jours. Les parpaings sont des sortes d’œufs à base de minéraux (pierres, graviers, sable) et de ciment lui-même produit de l’argile et du calcaire. Il ne sert à rien de les couver. Aucun poussin ne nait d’un parpaing. Ce qui nait d’un parpaing c’est un mur.

1« L’horreur qui nous menace n’est pas celle qui s’annonce avec vivacité et force. Elle est dans la banalité, dans le cours éternel de ce qui a toujours été et qui revient toujours. » Schiller, Wallenstein (I, 4)

 

 

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