Par Hélène Stevens
Pendant 100nuits, chaque semaine, un sociologue propose un contrepoint à un film de 100jours. Cette semaine +1 d’Odile Magniez.
« Comment est-ce possible ? Pourquoi c’est la droite qui gagne avec tout ce que nous avons vécu ces derniers mois ? » Odile Magniez (+1, 27.01.2012, 100jours)
Stupeur, colère, incompréhension. Les lendemains ne chantent pas.
Toutes ces mobilisations, ces grèves, ces manifestations, ces assemblées générales tenues, ces pétitions signées, ces tracts rédigés et distribués, ces blocages de voies ferrées, de péages, de centres commerciaux, tous ces lieux occupés, ces squats d’immeubles, ces grèves de la faim, ces séquestrations de dirigeants, ces « motivés » qui chantent, ces « obstinés » qui tournent ou ces « indignés » qui campent… Et puis…
Depuis les grèves de novembre-décembre 1995 qui, du fait de leur ampleur, de leur durée et de leurs répercussions dans le champ syndical et politique, sont considérées comme un point de reconfiguration des mobilisations sociales en France, les mouvements qui s’observent ici et là, en Espagne, en Grèce, en Grande-Bretagne, au Chili, aux Etats-Unis…, sont autant de révoltes contre une politique soumise aux marchés financiers, qui dépossède hommes et femmes de leurs droits et protections sociales, de leur travail, mais aussi de leur vote.
Car c’est bien ce qui domine aujourd’hui : un sentiment de dépossession. Les mouvements sociaux de ces dernières années le reflètent en négatif : lorsqu’ils s’opposent aux réformes qui défont le système de protection sociale construit par des décennies de conquêtes sociales; lorsqu’ils refusent les mesures qui visent à démanteler le secteur public, à soumettre à de seuls critères financiers les hôpitaux, les écoles, les universités ; lorsqu’ils manifestent contre les lois qui conduisent à précariser davantage les formes d’emploi; lorsqu’ils luttent contre les suppressions d’emploi, les délocalisations ou les fermetures d’usines.
Ces mouvements expriment ce qui se vit, de manière plus isolée mais pourtant largement partagée, dans bien des situations quotidiennes, et en premier lieu dans le monde du travail. La montée du chômage et la construction des nouvelles formes d’emplois (intérim, CDD, temps partiels, emplois aidés) depuis les années 1970 ont conduit à une précarité économique et sociale qui pèse sur tous les destins. Avec l’existence d’une importante armée de réserve, le chômage est une menace, véritable épée de Damoclès, y compris pour les salariés supposés les plus stables, tous obligés de se soumettre à une intensification du travail, à des évaluations et un contrôle constants, à une stagnation voire une baisse de leur salaire, à une redéfinition de leur temps de travail. Comme le producteur qui « a peur de l’effondrement de l’économie européenne et que son épargne disparaisse », comme Odile qui a « peur qu’il ne produise plus [leur] film », une large partie de la population est soumise à la précarité, à l’incertitude, empêchée de toute croyance dans l’avenir, de toute anticipation rationnelle. Dans ce contexte, les politiques d’individualisation des carrières et de désagrégation des collectifs de travail ont non seulement isolé les travailleurs, mais les ont rendus concurrents les uns des autres (avec le salarié d’à côté comme avec celui à l’autre bout du monde), sans possibilités de solidarité ou d’action collective, renvoyés à eux-mêmes, désormais sommés de devenir entrepreneurs d’eux-mêmes. Les tentatives de contestation, déjà affaiblies, se heurtent au même discours sur les effets inéluctables de la mondialisation et d’une concurrence exacerbée, sur l’état de la dette publique, sur le sens des responsabilités et les nécessités de s’adapter, de libérer1 le marché du travail du carcan des régulations collectives. Les mouvements sociaux sont ainsi réprimés : par le mépris, par le déni, par le vote conservateur, par les gouvernements de gauche qui ont libéralisé les marchés et mettent actuellement en œuvre une politique d’austérité draconienne. Et lorsque la violence symbolique ne suffit pas, les forces de l’ordre interviennent pour déloger et enfermer les résistants.
Précaires, privés de moyens d’action, sommés de se résigner, comment alors ne pas se sentir impuissants à changer l’ordre du monde ? Fragilisés par les réformes, ballottés par les réorganisations, soumis à des indicateurs de gestion, comment ne pas avoir l’impression d’être les objets de mécanismes qui nous échappent ?
Si ce sentiment de dépossession semble d’autant plus grand aujourd’hui, c’est que les cibles autrefois désignées des contestations ont elles-mêmes été dépossédées de leur pouvoir : « Les Etats ont été, paradoxalement, à l’origine des mesures économiques (de dérégulation) qui ont conduit à leur dépossession économique, et, contrairement à ce que disent aussi bien les partisans que les critiques de la « mondialisation », ils continuent à jouer un rôle en donnant leur caution à la politique qui les dépossède » (Pierre Bourdieu, Contre-feux 2, Raisons d’agir Editions, 2001, p.10). Si les hommes politiques – y compris et surtout parmi les socio-démocrates – finissent ainsi par avouer leur impuissance, affirmer que « l’Etat ne peut pas tout », et puisque, sous l’effet de leur action, l’Etat se désengage de pans entiers de la vie sociale, à quoi bon alors s’adresser encore à eux, manifester devant leur conseil ou ministère,… voter pour eux ? Comme les salariés des usines fermées qui cherchent les responsables et se heurtent à des puissances anonymes, à des fonds de pensions ou à des boîtes aux lettres au Benelux, les citoyens d’une démocratie dite représentative cherchent la vraie cible de leurs protestations et revendications et s’interrogent sur le sens même du vote.
A 98 jours de l’élection présidentielle, il y a un sentiment de lassitude, déjà ancien, mais qui gagne les franges les plus politisées de l’électorat, renforçant davantage la rupture entre l’espace des mouvements sociaux et l’arène institutionnelle. La tentation est grande de se retirer du monde et, dans sa chambre sous les toits, loin du tumulte des rues et du bruit des médias, éprouver son existence dans les pulsations de la chair et du cœur. Oui, la lutte est aussi « contre nous-mêmes, modelés malgré tout selon les lois de l’économie de marché », tenaillés par nos nécessités, sans cesse enjoints d’abandonner les combats, pris dans des désaccords et des luttes intestines. Mais « l’intellectuel collectif » que Bourdieu appelait de ses vœux a ouvert des espaces de réflexion critique qui ont essaimé. Les mouvements sociaux en sont maintenant nourris. Ils savent que cette dépolitisation est le produit d’une politique délibérée, élaborée dans les grands organismes internationaux comme l’OMC, le FMI ou la Commission européenne, dans les réseaux de multinationales et dans les syndicats patronaux. Et ils savent aussi de l’histoire qu’il n’y a pas de politique sociale sans un mouvement social capable de l’imposer, capable de domestiquer le marché. La rupture avec le fatalisme économique est en train de s’opérer. Alors, comme Odile qui « cherche la forme », les luttes se poursuivent et s’inventent de nouveaux contours et de nouvelles configurations pour exprimer « la colère et l’ambition d’une transformation profonde », pour reprendre possession de nos existences. Si elles ont jusqu’alors souvent achoppé, elles n’en constituent pas moins des puissants espaces de socialisation militante et politique, diffusant une pensée critique, enseignant un ensemble de pratiques protestataires, transmettant des savoir-faire politiques. Avec le même bouillonnement et la même énergie que ces images, elles ont pu – même de manière fragile et provisoire – rétablir de la confiance dans le collectif. C’est à cela qu’il faut aujourd’hui croire. « Si solo no puedes, con amigos si ! »
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Note 1 : Ce discours dominant reprend à son compte le lexique de la liberté pour obtenir l’adhésion des citoyens, et cherche à rendre invisibles les rapports sociaux de classes par un habile jeu de langage dans lequel les ouvriers sont des « opérateurs », les contremaîtres des « managers de proximité », les employés des « collaborateurs », les spéculateurs des « investisseurs », les patrons des « entrepreneurs », etc. Et ou l’Europe, comme la TVA, sont forcément bénéfiques pour le peuple puisqu’elles sont dites « sociales ».