-84 Le Goût de l’école

Par Étienne Douat

Pendant 100nuits, chaque semaine, un sociologue propose un contrepoint à un film de 100jours. Cette semaine +14 de Karel Pairemaure.

 On l’a tous un jour entendu. Face à la mondialisation néolibérale dont tu évoques dans ta lettre les conséquences assommantes (+14, Karel Pairemaure, 09.02.2012, 100jours), il y a l’école. L’école publique comme haut lieu de résistance face aux processus de fabrique des inégalités de classe, au culte de la performance individuelle et de la compétition généralisée. L’école pour tous, l’école ouverte, l’école émancipatrice… La belle histoire. En écoutant la tienne, je découvre que tes doutes rencontrent une partie des miens. Concurrence, performance, peur, surveillance, uniformisation, docilité… autant de méthodes dis-tu, que l’on commencerait à « goûter » dès l’école. Vous exagérez diront certains… 

La dernière livraison de la direction de l’Education de l’OCDE publiée cette semaine nous rappelle que l’histoire que tu racontes n’est pas une vielle fable mais s’écrit devant nous, à bas bruit le plus souvent. Quelques mots tirés de la présentation officielle de ce document dont je prends aujourd’hui connaissance, et qui passeront probablement inaperçus dans la plupart des médias : « L’objectif est de créer des systèmes d’éducation et de formation qui contribuent à la stabilité sociale et au dynamisme économique et qui donnent à chaque individu la chance de tirer le meilleur parti de ses capacités innées à tous les stades de sa vie. » Stabilité sociale et dynamisme économique ? Un horizon prioritaire pour l’école donc, qui rappelle avec force l’actualité de certains travaux que d’aucuns croyaient périmés, caricaturaux ou trop fatalistes… au point de les évacuer des bibliographies de la formation des enseignants. On songe par exemple à La Reproduction de Bourdieu et Passeron (1970) ou à L’école capitaliste en France de Baudelot et Establet (1971). Traduisons cet objectif décliné par l’un des plus influents prescripteurs de politiques publiques dans un langage moins diplomatique : l’école doit contribuer à la reproduction de l’ordre social et fournir de la main d’œuvre adaptée aux exigences du système productif. La démocratisation scolaire ? Elle consiste essentiellement à donner le droit formel à tous de se positionner sur la ligne de départ. L’égalité des chances, c’est déjà bien non ? Par rapport à l’Ancien Régime, très certainement. Les inégalités de parcours constatées à l’arrivée (inégalités qui tendent d’ailleurs à s’accentuer ces dernières années) ne renvoient donc pas au fonctionnement du système éducatif mais se justifient par des différences naturelles – innées – entre les élèves. Une opération de naturalisation des inégalités sociales analysée il y a près d’un demi-siècle dans Les Héritiers de Bourdieu et Passeron toujours à l’œuvre aujourd’hui (que l’on songe notamment aux discours récurrents sur le caractère « inéducable » ou « irrécupérable » des « mauvais élèves »). Au sein de l’école aujourd’hui massifiée, la mission assignée aux acteurs éducatifs n’est donc pas seulement d’apprendre mais aussi de repérer, sélectionner, classer, orienter des élèves mis en concurrence, suivant leurs aptitudes spécifiques ou leur mérite personnel. La sélection se faisait autrefois à l’entrée. L’élimination s’organise et se « gère » maintenant, plus ou moins subtilement, à l’intérieur même du système et de manière différée. Et que les meilleurs gagnent. Ce que préconise l’OCDE est en réalité déjà bien ancrée dans le fonctionnement ordinaire de notre système éducatif (mais il faudrait manifestement aller encore plus loin en s’inspirant des pays dont les écoles sont davantage en phase avec l’économie de marché). Concurrence, rendement de l’école, potentialités individuelles constituent autant de catégories pour penser l’éducation qui s’imposent aujourd’hui et dont la banalisation contribue à soutenir un système qui doit d’abord former des travailleurs utiles, dotés de « compétences » qui peuvent être « évaluées » à l’aune des exigences du « monde de l’entreprise ».

L’enquête sociologique permet de confirmer à quel point le paradigme gestionnaire, la compétition et l’idéologie de la performance ont envahi l’école. Au nom, notamment, du problème social de l’insertion professionnelle et suivant le présupposé de l’inéducabilité d’une partie de la jeunesse, les acteurs éducatifs se sont largement fait imposer des principes de vision et de division, des manières de faire auprès de leur public rendant presque impensable et impossible tout projet de transmettre le goût du questionnement, du dialogue argumenté et de la coopération, de susciter l’imagination créative et le développement d’un sens critique. « On n’a plus le temps » témoignent nombre d’enseignants rencontrés, de l’école primaire à l’Université : « finir le programme », « évaluer », « valider les compétences », « préparer l’orientation », « trouver un métier », etc. « La logique d’accélération » que décrit Hartmut Rosa (Accélération, 2010), typique de nos sociétés capitalistes, aujourd’hui omniprésente dans l’univers des apprentissages, et l’utilitarisme ambiant contribuent à rendre de plus en plus difficile cette mise en suspens de l’urgence pratique que réclame l’entrée dans le monde du « loisir studieux », des « variations imaginaires », de « l’expérimentation mentale » gratuite, ce temps libéré d’un rapport instrumental aux mots et aux choses, celui de la sckholè qu’analyse Bourdieu dans les Méditations pascaliennes (1997).

On pourrait ici aussi rappeler, suivant les mots qui ponctuent ta lettre, comment la peur et la surveillance se sont installées au cœur de nos écoles. La liste est longue des indices qui en attestent : fichage des élèves, pénalisation de l’absentéisme, installation de caméras de vidéo-surveillance et de portiques de sécurité, rehaussement des grilles des collèges, présence quotidienne de gendarmes à l’entrée des établissements de banlieue populaire, partenariats multiples avec la Justice et la Police, développement de systèmes assurant la « traçabilité » des élèves… Au nom de la lutte contre les manquements à l’ordre scolaire censés annoncer ou révéler des manquements à l’ordre social, l’école a dû intégrer ces dernières années les préoccupations sécuritaires du ministère de l’Intérieur et adopter une partie de ses méthodes. Surveiller, ficher, contrôler, punir les élèves et leur famille essentiellement appréhendés sous l’angle des « risques » qu’ils représentent constituent des pratiques au moins aussi importantes et absorbantes que les activités d’enseignement. On peut imaginer l’amertume du goût que de telles expériences laisseront à ces élèves jugés peu ou prou inenseignables et associés au danger.

« Nous avons tout à faire, mais c’est une autre histoire » annonces-tu au terme de ta lettre. Tu as probablement raison, l’uniformisation et la docilité ont peut-être gagné du terrain. Mais j’observe aussi dans les écoles et ailleurs des résistances qui s’organisent, d’autres méthodes qui se déploient. Ici des enseignants qui refusent d’appliquer un programme qui les priverait de transmettre à leurs élèves des ressources pour penser de manière critique et réflexive le monde qui les entoure. Là-bas, des parents et d’autres enseignants qui se mobilisent contre les interventions policières dans leurs écoles ou le fichage des élèves. La liste serait longue aussi. Collectivement, ils composent depuis longtemps cette autre histoire que tu annonces.

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