-06 « Là, les nécessaires révolutions »

Par Audrey Mariette

Pendant 100nuits, chaque semaine, un sociologue propose un contrepoint à un film de 100jours. Cette semaine, + 89 de Sylvain George

Le film Les Nuées (Well, my black mama’s face shine like the sun) (+ 89, Sylvain George, 24.04.2012, 100jours) résonne fortement avec la couverture télévisuelle de la campagne présidentielle par tout ce qui l’y oppose. Les images en noir et blanc d’une femme et d’un enfant noirs devant une tente montée à l’abri d’un hangar désaffecté contrastent fortement avec celles aux couleurs vives des plateaux télévisés. Opposition également entre les corps et les visages de migrants noirs du film et ceux d’hommes politiques blancs sur fond bleu-roi ou rouge-rose. Entre les images silencieuses (à part quelques mots prononcés à voix basse dans une langue étrangère par les migrants) et les discours politiques et commentaires journalistiques qui ponctuent la campagne électorale. Entre les plans fixes, qui prennent leur temps, et le défilé d’images télévisuelles qui nous présentent des politiciens qui se doivent d’être dans « l’action » – cette « action » évoquée dans la bande son d’un autre film de la semaine (+ 90, Fabien Fischer, 25.04.2012, 100jours). En ces temps de campagne, on est peu habitués à voir à l’écran un espace vide de vies humaines, un espace statique avec ici des tas de vêtements, des chaussures, là une poussette d’enfant, du linge suspendu, ou encore des chaises abandonnées – qui ne sont pas sans faire écho à celles, vides également, du film de Fabien Fischer (+ 90, 25.04.2012, 100jours). C’est seulement après le départ des policiers dans un trafic immatriculé 62 que cet espace sera peu à peu réinvesti par les migrants qui sortent de sous terre et par leurs gestes, ceux d’un quotidien précaire : de l’eau qui chauffe dans un broc à même le feu, un homme qui sert le café dans des gobelets en plastique qu’il vient de rincer avec un jerricane d’eau, des hommes qui mangent autour d’une poêle, un homme qui fait sa prière…

Si ces images et ces sons contrastent aussi fortement avec ceux de l’actualité électorale, c’est qu’ils donnent à voir et à entendre (par la quasi-absence de paroles) une population et une réalité sociale très largement « invisible ». C’est d’ailleurs la démarche à laquelle le réalisateur est associée à propos de son film Qu’ils reposent en révolte (2011) distribué en dehors des circuits commerciaux : « Sylvain George filme les êtres sans nom et sans visage, privés de parole comme d’image et voués aux Limbes de l’histoire : les migrants. Son projet a pour seul but de donner une visibilité à cet invisible. […] Montrer l’invisible implique aussi de le montrer autrement, sous un visage autre qui déjoue les stratégies dominantes de la communication médiatique »1. Dans Les Nuées…, le propos final énoncé par une voix féminine sur le fond noir du générique de fin situe ce film court entre art et politique : « Qu’est-ce ? Le vent, ma fuite, ma peur. […] Qu’est-ce ? Un geste qui se saisit de la nuit comme manteau pour apparaître et disparaître et faire front. Ici les guerres ouvertes et continues, là les nécessaires révolutions. »

En finissant sur les « nécessaires révolutions » dans une période où l’on entend surtout parler de « nécessaires réformes », le film de Sylvain George soulève des thématiques politiques – celle des migrants et des étrangers, celle des conditions d’hébergement et du logement – qui apparaissent constituer des thèmes qui clivent de moins en moins la droite et la gauche de gouvernement (exception faite de la question du droit de vote aux étrangers). Sur la politique d’immigration2 d’abord : les deux candidats en lisse se montrent tous deux fermes (réduction de l’immigration – plus exactement de l’« immigration économique » du côté du PS – et refus des régularisations massives de sans-papiers). Sur la question du logement ensuite : aucun des deux candidats n’a fait de cette problématique pourtant centrale3 un marqueur prioritaire de sa campagne. Et ce malgré les événements de cet hiver (expulsions de Rroms, expulsions d’immeubles pour cause d’insalubrité en région parisienne, hébergement d’urgence – 115 – surchargé, etc.), mais aussi les mobilisations de personnalités publiques qui les ont accompagnés. A l’image du film de Sylvain George, la politisation de cette question vient en effet de l’extérieur de l’espace politique. Outre Éric Cantona, on peut ici citer le cas (peu médiatisé) du réalisateur Cédric Kahn qui s’est associé à la lutte des expulsés – pour beaucoup travailleurs immigrés sans-papiers4 – de Saint-Denis (93) pendant l’hiver5. Comme Les Nuées…, ces mobilisations ne sont pas sans rappeler celles des cinéastes pour les sans-papiers en 1997 et en 2007.Si ces derniers ont pour point commun de souligner leur « indépendance » vis-à-vis de l’espace politique (ils revendiquent le fait de ne pas agir au nom d’un parti ou d’un syndicat), leur engagement pour ces causes – qui, dans quelques rares cas6, passent par la réalisation de films (documentaires ou fictions) mettant en scène les classes populaires les plus précaires –7 permettent de faire contrepoids à l’espace politique, espace dans lequel ces populations sont soit inexistantes soit stigmatisées.Au même moment, parce qu’elles constituent une large partie de l’électorat, les classes populaires les plus stables sont à l’inverse fortement instrumentalisées dans les discours des candidat-e-s à l’élection présidentielle. Du moins le temps d’une campagne.

1 Gabriel Bortzmeyer et Eugenio Renzi, «  »Qu’ils reposent en révolte », Sylvain George renouvelle le cinéma militant », Rue89, 22 novembre 2011. Lien : http://www.rue89.com/2011/11/22/quils-reposent-en-revolte-sylvain-george-renouvelle-le-cinema-militant-226781

2 Pour une approche socio-historique de cette politique, voir Sylvain Laurens, Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires et l’immigration en France, Paris, Belin, 2009.

3 On sait notamment que les phénomènes de gentrification – à savoir les processus de transformation d’anciens quartiers populaires en quartiers bourgeois – se développent (pour un exemple aux États-Unis, voir Sylvie Tissot, De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste, Paris, Raisons d’agir, 2011) et que les politiques publiques relatives au logement servent avant tout « la cause des propriétaires » (voir Hélène Michel, La cause des propriétaires. État et propriété en France fin XIXe-XXe siècle, Paris, Belin, 2006).

4 Pour une approche sociologique des récentes mobilisations de sans-papiers, voir Pierre Barron, Anne Bory, Lucie Tourette, Sébastien Chauvin et Nicolas Jounin, On bosse ici, on reste ici ! La grève des sans-papiers : une aventure inédite, Paris, La Découverte, 2011.

5 Avant d’être expulsés, certains d’entre eux squattaient l’immeuble dans lequel a été tournée une partie du dernier film du réalisateur, Une vie meilleure, sorti en salles en janvier 2012.

6 Soulignons que les classes populaires – qu’il s’agisse des franges les plus marginalisées ou celles plus stables et plus traditionnelles – sont largement sous-représentées dans le cinéma français commercialisé en salles.

7 Sur cette question, voir Audrey Mariette, «  »Engagement par les œuvres » et/ou « par le nom ». Le cas des réalisateurs du « cinéma social » français dans les années 1990-2000 » in Violaine Roussel (dir.), Les artistes et la politique. Terrains franco-américains, Vincennes, Presses Universitaires de Vincennes, 2010, p. 189-218.

Une réflexion au sujet de « -06 « Là, les nécessaires révolutions » »

  1. Le droit de votes des étrangers..proposition déjà ancienne du PS…
    Mais pourquoi seulement aux élections locales ? Pourquoi une citoyenneté diminuée, concédée seulement pour un vote local ?
    …pour faire cela progressivement, pour ne pas effrayer le « bourgeois » ou le « facho ».
    Ça veut dire quoi vraiment cette concession partielle d’un droit?
    Et après combien d’années à un vote local, aura t-on le droit d’accéder à un vote national (1 an, 5 ans, dix ans)?
    C’est quoi cette citoyenneté à deux vitesses ?

    Et aussi, dans le projet du PS : l’étranger aura le droit de voter, mais ne pourra pas être élu maire ou désigné adjoint. Conseiller municipal seulement.
    C’est effrayant toutes ces restrictions.