-21 Qui tourne en rond ?

Par Sandrine Nicourd

Pendant 100nuits, chaque semaine, un sociologue propose un contrepoint à un film de 100jours. Cette semaine, +74 d’Adèle Mees-Baumann

La nuit, une fête foraine, puis les images « embarquées » dans une attraction à sensations fortes aux lumières étincelantes. Ce film (Adèle Mees-Baumann, 100 jours, + 74) se termine sur un autre manège, sur une autre façon de tourner en rond : des poneys tirés par un homme, seul, triste. Ce manège, d’un autre temps, ferme, faute de « client » alors que le premier continue à transporter ses voyageurs pour de nouveaux … tours accompagnés de cris, toujours les mêmes.

De ces images émerge le contraste : l’agitation de la modernité technique des manèges « à sensations » et la lenteur des pas des poneys tirés par un homme.

Deux mondes qui tournent en rond ; le monde de la technologie et le monde sans technologie, le monde électrique, électronique et le monde manuel, mécanique ; un monde sans visage d’un côté et un monde avec le seul regard d’un homme qui attend dans le vide, comme s’il était lui-même enchaîné à un mouvement perpétuel, répétitif presqu’aliénant.

Ces deux mondes apparaissent-ils dans la campagne présidentielle ? Les lumières et les sensations fortes de certains rassemblements politiques, shows modernes produisent des discours qui tournent souvent en rond. Ces spectacles politiques portés par les partisans, militants, électeurs avec plus ou moins d’émotions ne laissent-ils pas de côté ces multiples vies quotidiennes sans échappée ? Des hommes et des femmes qui n’ont pas le choix mais qui doivent « tourner » avec des moyens rudimentaires et qui doivent attendre, parfois dans le désespoir ou l’isolement. Sociétés à plusieurs vitesses qui ne se rencontrent pas ; l’une s’éteint quand l’autre continue de tourner dans les cris de peurs, elles aussi encadrées par les dispositifs technologiques. Chaque cri, artificiellement cathartique, arrive au moment attendu, prévu par l’attraction, par le spectacle. N’y a-t-il pas d’autres espaces pour crier ? Pour faire entendre des voix mais surtout pour leur donner sens ?

Deux mondes dans la même fête foraine, à l’image du film qui se déroule à Liège mais qui pourrait être partout dans les sociétés occidentales. Forme caricaturale d’une mondialisation culturelle populaire. Nous sommes bien loin des formes originelles des fêtes populaires, des foires aux théâtres ambulants, des arts de la pantomime comme nous le montrait Marcel Carné dans « Les enfants du paradis », loin des saltimbanques créatifs de la commedia dell’ arte, des spectacles colorées par des mots et de jeux de scènes. Tristes consommations culturelles ?

Fêtes foraines, miroirs de la société, comme dans un cabinet de curiosités du 19 ème ? Fêtes qui proposent des ruptures éphémères dans le temps et l’espace mais donnent l’illusion tout en imposant la norme d’aller toujours plus haut, plus vite, dans des attractions toujours plus extra ordinaires ? Les scènes où les poneys sont tirés par cet homme ne permettent pas de s’envoler d’une autre façon, de trouver de nouveaux souffles. Comme si les pesanteurs du passé venaient se heurter aux artifices de la modernité, comme s’il fallait sortir de ces deux mondes pour en imaginer d’autres où les relations retrouveraient d’autres sens pour d’autres sensations …

Les élections sont aussi l’occasion de reposer la question d’une politique culturelle en France. Une politique qui aurait pour principal programme de résister aux formes standardisées et marchandes de la culture mondialisée. Une politique qui pourrait chercher à reconnaitre toutes les initiatives qui ne bénéficient pas de lumières étincelantes mais qui permettent à des associations de faire vivre d’autres formes d’expression. Pas de sensation forte mais des mises en forme d’émotions qui ouvrent les sens, les horizons du possible, qui mettent des mots sur l’invisible et le complexe sans se soumettre aux normes de la culture dominante et/ou élitiste. Et si on reprenait le fil des initiatives des mouvements d’éducation populaire ?

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