Par Stanislas Morel
Pendant 100nuits, chaque semaine, un sociologue propose un contrepoint à un film de 100jours. Cette semaine, +67 de Jean-Gabriel Périot
Ce film retient l’attention pour plusieurs raisons. Tout d’abord par l’ambiguïté du statut respectif des images et du texte. S’agit-il d’un documentaire où figure une voix off ou, comme on peut plutôt le penser, d’un texte illustré par des images, à la manière de ces clips musicaux que l’on peut visionner sur Internet dans lesquelles un diaporama d’images accompagne la musique ? Ensuite, par la relation de sens énigmatique qui unit les images au texte, tantôt tellement inattendue (comme ces images pornographiques pour illustrer l’évolution du genre humain), tantôt tellement illustrative (un paysage enneigé pour l’hiver, un oiseau recouvert de mazout pour évoquer les risques de pollution) qu’on ne peut s’empêcher de penser que cette incongruité et cette redondance sont signifiantes, qu’elles sont l’expression esthétique de l’absurdité d’un monde où l’authentique disparaît derrière des clichés envahissants et où les messages sont répétés jusqu’à être vidés de leur sens par saturation. Enfin, par la voix posée, voire enjouée, et la ritournelle de la musique de fond, qui paraissent en complet décalage avec la gravité du message. Il résulte de cette distance qui parcourt le film un cocktail étrange d’impressions : étonnement, indignation, rire.
Si les sociologues cultivent la distance et provoquent parfois l’étonnement, voire l’indignation, ils sont rarement drôles. Habituellement associés à certains objets « sérieux » que leur discipline a abondamment traités (l’échec scolaire, le chômage, la délinquance, l’immigration, les « jeunes de cité » ou la grande bourgeoisie, etc.), ils ont pourtant, depuis longtemps, diversifié leurs centres d’intérêt et la tomatologie, comme le montre ce film, pourrait, à juste titre, devenir un des domaines privilégiés de l’innovation (et pourquoi pas de l’humour) sociologique. Aussi, à la question éponyme d’un colloque organisé en octobre dernier par une auguste institution de recherche (« Les fruits et légumes : un objet sociologique ? »), nous répondrons ici, film à l’appui, par l’affirmative, tout en se gardant de trancher imprudemment une question dont la complexité scientifique ne cesse de plonger les chercheurs les plus expérimentés dans des abîmes de perplexité.
Que la tomate (Solanum lycopersicum) soit un objet privilégié des sciences « dures », Georges Perec en avait magistralement déjà administré la preuve grâce à sa célèbre étude (« Experimental Demonstration of the Tomatotopic Organization in the Soprano »), dans laquelle il étudie les effets neuronaux de la « réaction yellante » (hurlement) provoquée, chez la cantatrice chauve, par le lancer de tomate. Mais, le film montre que la tomate est un objet tout aussi digne d’intérêt pour les sciences sociales et cela à de multiples titres.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, la tomate constitue d’abord, n’ayons pas peur de le dire avec Marcel Mauss (qui, j’espère, ne m’en voudra pas de parodier un tantinet le concept majeur de sa sociologie), un « fait social total », caractérisé par la pluralité de ses dimensions : économique, culturelle, écologique, politique. En choisissant, à travers un parti pris esthétique, mais aussi sociologique, de se focaliser sur les différentes générations de tomates et sur leurs trajectoires biographiques, le film appréhende des phénomènes sociaux aussi centraux que l’internationalisation des échanges commerciaux, les transformations des modes de production, la construction sociale des goûts et des couleurs, l’immigration, la précarité, etc. Élément princeps, la tomate, toute dégueulasse qu’elle soit, a ainsi le charme des objets séminaux autour desquels semble s’organiser le monde des hommes.
Les sociologues davantage portés vers l’anthropologie culturelle, au nombre desquels je ne me compte pas, tireront tout autant profit de leur incursion en tomatologie. Ils pourront voir dans la tomate, un élément culturel cristallisant certains traits essentiels de notre société. Par ses couleurs changeantes, son goût insipide, son odeur aseptisée et sa forme vulvo-testiculaire (surtout en été), elle peut symboliser la superficialité, la versatilité, mais aussi les passions sanguinaires et sexuelles1 ainsi que le côté irrésistiblement queer de notre postmodernité. Lisse et insipide, la tomate est un fétiche, passion de la surface à l’image du goût pour les corps et la peau des jeunes Lolitas, plastiques et plastifiés, de l’imaginaire pornographique.
La tomate est tout aussi intéressante pour la sociologie de la stratification sociale et des styles de vie, bien que cet aspect soit un peu absent du film. Certes, l’authentique tomate a disparu (les graines originelles en sont mêmes interdites) et une uniforme insipidité semble irrésistiblement s’imposer, mais on gagnerait cependant à souligner la persistance de différences au sein de la gente tomatesque. Je n’ai pas fait d’enquête en tomatologie, mais les tomates cerises cueillies directement sur leur tige dans le jardin de ma mère, n’ont, je peux vous l’assurer, pas le même goût que celles de la barquette achetée à 0,99 euro en grande surface. D’un point de vue sociologique, il serait donc judicieux de répertorier les différentes variétés de tomates et leur rareté, ainsi que la pluralité des usages sociaux qui en sont faits : de la grosse tomate mise dans la bonne vieille soupe de légumes à la petite tomate cerise trônant sur son canapé. À n’en pas douter, la tomate a des vertus distinctives aussi bien pour l’agriculteur « bio », le client des AMAP ou le bourgeois fortuné qui peuvent tous se targuer de ne pas manger des ersatz de fruits et légumes.
Si la démonstration de l’auteur est convaincante (en plus d’être délicieusement illustrée), je n’adhère cependant pas à sa conclusion dans laquelle il tisse une analogie entre les tomates et les élections : « les élections « staracadémisées » qui arrivent en France, comme cela est valable pour les précédentes, et les suivantes, comme celles de tous les autres pays soi-disant démocratiques sont, dit-il, à la politique ce que les tomates, surtout en hiver, sont à notre alimentation : elles sont inutiles, dégueulasses et désastreuses ». L’étude des trajectoires biographiques des tomates espagnoles doit-elle nécessairement nous conduire à la conclusion un peu anarco-jospino-guignolesque que les élections qui nous attendent sont des « élections de merde » dans un « pays de merde ! » peuplé d’« électeurs de merde » ? À côté de ceux qui produisent et mangent, bon gré mal gré, des tomates insipides, il faut rappeler l’existence de foyers de résistance où, faisant de la tomate, une arme peu contendante mais très salissante (surtout quand elle est pourrie), on s’en sert comme instrument de lutte. En définitive, en tomatologie comme en toute science, la complexité s’impose. Symbole de la passivité face aux forces destructrices actuellement à l’œuvre dans nos sociétés, la tomate est aussi l’expression d’une révolte active et, à bien y regarder, une des seules violences (lorsqu’elle est lancée), pas seulement symbolique, officieusement accordée au peuple dans notre régime « démocratique ».
1 Malgré les suggestions du film, il faut néanmoins remarquer la position dominée de la tomate dans l’espace des sex toys végétaux, la carotte, le concombre et la banane, plus faciles d’emploi, conservant leur position dominante.
Ces contre-points sont depuis le début très agréables. Celui-ci l’est particulièrement. Stanislas Morel rend bien hommage au ton du film, tout en tirant sur quelques fils prétextant à réflexion.
Moi non plus, je n’adhère pas au premier degré au discours type : « les gens veulent » (manger des tomates toute l’année, des élections de merde). D’abord « les gens » c’est très vague, flou, indéfini, il faudrait plutôt dire « une majorité de la population », et encore, je pense que si on posait vraiment les bonnes questions, cette majorité de la population ne voudrait pas manger des tomates de merde toute l’année, ni voter systématiquement pour le moins pire.
Mais je pense que dans le film, ce « les gens veulent » est ironique. Le discours politique de base se réfugie très souvent derrière un « les gens veulent / les électeurs veulent / les citoyens veulent » (la sécurité, le pouvoir d’achat, consommer plus). Il me semble que le « les gens veulent » de JG Périot signifie plutôt « ça arrange le pouvoir de faire croire que les gens veulent » ou « le résultat de décennies de capitalisme c’est qu’une majorité de la population veut ».
Bien vu la tomatologie pour aborder le procédé du réjouissant +67. Oui, on rit, oui, on s’interroge sur le procédé, et c’est en cela également une réussite du film, comme le démontre ce texte.
« les gens », c’est énervant « les gens », mais pour répondre au précédent commentaire, je pense que cette ironie est teintée de colère : on sent pointer un peu d’énervement, non ?
C’est ça, « les gens » en 2012 ? Non, pas tous en tous cas, oui parfois c’est nous, un peu, mais nous sommes perfectibles et nous ne serons pas ces « gens »-là. Et on n’agit pas qu’avec des tomates. ça me rappelle la fin de +50 : « mais pour ça, il faut se remettre un peu à gueuler. Allez hop! »
Pour la tomatologie, on peut également se reporter utilement au petit livre de Nathalie Quintane édité chez P.O.L., « Tomates ».