Par Yvalin
Journée ordinaire
- Bonjour Sandra, tu veux entrer, il fait froid dehors, non ?
- Salut, ça va, pourtant il fait beau, mais quel vent – c’est glacial.
- Allons prendre un café au chaud … Euh ton année c’est bien 76 ?
- Pardon ?
- Mais oui tu sais, on note toutes les personnes qui viennent, c’est pour nos statistiques. Et vous êtes deux Sandra 1976 et 71, et lorsqu’il y a deux prénoms identiques on différencie par le mois et l’année ; et, c’est pour ne pas faire d’erreur.
- 71, c’est gentil de me rajeunir. Bon mais c’est pas un peu ficher les gens ça ?
- Anonyme, confidentiel et gratuit, ce sont les préceptes de la Boutik, comme dans tous les – Caarud d’ailleurs. Prénom, surnom, mois et année, vrai, faux, j’m'en fout. C’est simplement pour te différencier des autres et pouvoir dire à la fin de l’année combien de personnes différentes -la file active- sont passées ici. Imagine: 50 personnes fréquentes la Boutik, pas plus, tu crois qu’on continuerait à être neuf salariés ?
- Holá, salut Sandra, euh Yvalin, ya des mecs qui veulent du matos, t’y vas ? »
cinq minutes plus tard, un bureau qui donne sur la rue
- Bonjour Manu, bonjour …, excuse-moi, je ne me rappelle plus ton prénom.
- Steve
- Bien sûr, bonjour Steve, entrez, ouais le chien peut aussi se mettre au chaud, couche toi là Destroy. Manu, un peu d’eau pour le chien ?
- Ah s’il te plait … et puis si t’as du café ?
…..
- Il vous faut du matos ? À cette heure là Gégé et Izza sont encore en pause, ils ne commencent qu’à 15 heures, donc c’est moi qui sert.
- Ben, en premier, des couleurs, une boite ; je peux panacher avec une autre ? 50 roses et 50 bleues.
- Bien sûr ; voilà.
- Des tampons, une boite, des cups, à vous avez reçu des nouveaux garrots, j’en prends trois. Et une boîte d’eau.
- Tu veux des stérifilts® aussi ?
- Pfutt, c’est pas terrible, ça monte pas dedans, ça s’bouche, un peu galère quoi. J’préfère dépiauter mes filtres de clops, en plus comme tu tires pas tout dans l’coton, j’en garde de côté ; pour les jours de galère.
- Merde Manu, on en a déjà parlé. Arrête avec tes putains de coton, ça filtre mal, environ 20m, en plus ton aiguille risque de s’émousser ou se tordre, et si tu les gardes ce sont des bouillons de culture. Attends, j’ai appris un truc super l’autre jour. Avec le stérifilt® déjà tu vas pas abîmer ton aiguille.
- Si j’arrive à le mettre, si tu trembles c’est pas simple !
- C’est vrai j’y avais pas pensé. Par contre regarde, attends on peut en ouvrir un, tu vois c’est une toute petite membrane, un peu comme un filtre à café en plus fin ; alors pour qu’il ne se bouche pas, au lieu de l’utiliser seul au fond de la cup, tu poses le coton fournit avec la cup et tu appuies dessus, comme ça. Ça te fait un pré-filtre et ce p’tit coton tu peux l’essorer, en appuyant dessus, tu crains pas d’abîmer ta pointe et tu perds rien. Sans même y mettre les doigts T’en gardes pas pour plus tard non plus, mais, bon sang, tu veux t’faire des poussières, attraper des merdes ? Non, qu’est-ce t’en penses Steve ?
- Bof, filtrer, c’est bien beau, quand t’as le temps, mais si c’est dans un coin d’escalier, t’as la trouille que des gens arrivent, de t’faire chourrer ta dope, et puis moi, avec le Sken…
ouais et t’as vu tes mains : des vraies pattes d’ours, tu veux voir l’infirmière ?
- Non, non, on est un peu pressé, moi y m’faut des 5cc, une vingtaine, quelques aiguilles, les marrons, des tampons d’alcool, de l’eau, et c’est marre.
- Ok, ok, je vous pousse pas, mais sérieux faut qu’on prenne un peu de temps, qu’on se penche sur ces trucs de filtration, avec mon matos et votre expérience, j’suis sûr qu’on doit arriver à des bons trucs. »
vendredi 17 février – réunion d’équipe
salle de réunion, tous les vendredis matin toute l’équipe se réunit, nous parlons de la semaine en général et des situations particulières. Puis nous faisons le planning de la semaine suivante, qui est sur l’accueil, des accompagnements sont-ils prévus, qui va à la banque alimentaire, des réunions, formations, déplacements doivent-ils se faire ?
« bon rien de plus à ajouter sur cette semaine ?
- Ben, hier j’ai reçu Manu et Steve, Steve 5/78, ils voulaient du matos et on a un peu parlé pratiques. Par rapport à l’usage unique de la seringue avec Manu pas de soucis, il prend toujours de bonnes quantités, Il m’a déjà expliqué que comme ça il dépanne pas mal de monde quand des mecs viennent chez lui faire leurs trous. Il prend des couleurs pour bien différencier les siennes. On a aussi parlé filtration, je lui ai montré la méthode que nous expliqué les gens de Mâcon l’autre jour, avec leur filtre à deux étages ! Il est curieux donc j’espère qu’il va essayer et qu’on aura un retour. Par contre gros soucis, il fait toujours les cotons, et ça je pense que ce sera difficile de les faire arrêter.
- Eh, toujours la peur de manquer, de pas trouver du produit et donc d’avoir un petit truc pour rendre le passage supportable.
- Mouais, faudrait trouver un angle, des arguments, pour qu’ils acceptent d’agir autrement. – Au fait Gaby, t’as déjà vu Steve, il est déjà venu à l’infirmerie ? Il injecte du Skenan® et j’ai pas l’impression qu’il filtre beaucoup, il a des mains énormes.
- Jamais vu, tu parles, il doit s’envoyer plein de merdes, bonjour les veines ; en plus certains refusent de trop filtrer, pas le même effet. Mais là on a peut-être la parade.
- J’attends une étude pharmacologique, la gratte qu’il y a avec le Sken, serait une réaction allergique à l’un des excipients.
- Pfutt on en découvre tous les jours, Si j’arrivais à monter une salle d’injection, il faudrait vraiment insister sur ce côté accompagnement, éducation aux risques, information, rien à voir avec un coffee shop consumériste.
Mais bon quand on nous entend parler, les gens ne doivent rien comprendre, on n’est même pas dans le jargon du social ou des éducateurs spécialisés, ce sont des codes, des sensations, issus directement des usagers. Monde à part, parallèle et pourtant parfois en contact dans une dimension qui effraie, fait peur au public en général.
- Nous aussi on est un peu effrayé des fois. C’est pas toi qui a voulu commander un faux-bras ? J’étais pas prévenue, j’te dis pas le choc lorsque j’ai ouvert le carton
- M…., le bras, complètement oublié celui-là ; il est où ?