-31 Suite murale 10

Par Raymond Bozier

Loc. fig. Les murs ont des yeux (vx), des oreilles : on peut-être surveillé, épié sans qu’on s’en doute (se dit spécial. En parlant des espions*).

 « Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà. » Montaigne, Essais, Liv. I, chap. III.

« … mais la vérité la plus proche, c’est que tu te cognes la tête contre le mur d’une cellule sans porte ni fenêtre. » Kafka, Journal, 21 octobre 1921. Le voyageur exténué avait exploré toutes sortes de placards, visité de multiples capharnaüms, traversé d’innombrables logements luxueux ou insalubres, ouverts bien des portes donnant parfois sur le vide, parfois sur des splendeurs, parfois sur la banalité des choses, mais jamais il n’était entré totalement en lui-même, jamais il n’était allé au profond de cette masse respirante et lourde qu’il faisait s’agiter jours et nuits au gré des circonstances. Comme tout un chacun, il s’était toujours contenté de se projeter vers l’extérieur, au-delà des limites de sa propre matérialité. Ainsi avait-il pu atteindre des lieux situés hors de portée du regard, arpenter des espaces inconnus, longer des routes passagères, s’appuyer contre des murs lisses et sans joie, croiser des êtres familiers, les fréquenter et même jouir de leur douceur. Pour tout dire, le voyageur exténué n’avait fait que tourner autour de lui-même, comme un derviche emporté par l’ivresse de son mouvement.

Et puis, un jour de grande chute, il avait enfin entraperçu une forme, une sorte d’habitant intérieur presque invisible et pourtant très familier, un membre à tous les sens du terme, à la fois occupant et agitateur principal de ce qu’il savait être son corps. Un membre indissociable de sa personne, supervisant et accompagnant chacun de ses mouvements et de ses actes. Et, sans quitter les murs de sa cellule, cette présence légère et silencieuse, avait la capacité inouïe de divaguer sans entrave, d’aller vers des lointains intérieurs, de marcher au-devant du voyageur sans en avoir l’air, de l’entraîner parfois jusqu’aux limites extrêmes de la raison, ou encore de le pousser à franchir des obstacles que la prudence recommandait d’éviter. Mais cet occupant presqu’invisible ne fuyait pas sa prison uniquement pour satisfaire des désirs de promenades ou d’aventures, il s’échappait parce que tel était sa raison d’être et qu’il avait un absolu besoin de rencontrer d’autres semblables pour prospérer, se déployer, s’enrichir, voire même parfois s’appauvrir ou sombrer. Le membre intérieur ne pouvait pas vivre seul. Il ne supportait ni la solitude ni l’enfermement. Si l’échange était indispensable à sa survie et à son développement, chacun de ses mouvements vers le dehors lui permettaient par ailleurs de cimenter la personne du voyageur, de lui donner son allure, ses façons d’être et d’agir, de le constituer et de le distinguer de tous ceux qui l’entouraient. Ce jour-là le voyageur exténué découvrit l’enfant du placard qui cognait jour et nuit dans son crâne comme un forcené.

 

 

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