Par Wenceslas Lizé
Pendant 100nuits, chaque semaine, un sociologue propose un contrepoint à un film de 100jours. Cette semaine,+57 d’Anthony Bonnin.
La caméra (au poing) suit de près un homme vêtu de noir marchant d’un pas déterminé, en pleine journée, dans le centre-ville de Poitiers. Le froissement de ses vêtements se mêle en fond sonore à des sons électroniques sourds et lancinants, produisant ainsi une ambiance passablement inquiétante. Sa voix, anormalement grave – elle est déformée à la manière des témoins qui souhaitent conserver l’anonymat – prononce alors ces mots : « J’ai fini par agir, en en réglant soigneusement tous les détails ». Impossible de ne pas songer alors à l’éventualité d’une action violente (les meurtres et la traque de Mohamed Merah saturent l’actualité…).
Quel acte irréparable l’homme en noir s’apprête-t-il à commettre ? Ouvrant successivement au cours du film plusieurs panneaux publicitaires, il remplace les affiches qu’ils contiennent par d’autres affiches sur lesquelles figurent, non plus des publicités, mais des citations d’intellectuels, plus ou moins critiques de la publicité, du consumérisme, du libéralisme voire du capitalisme.
S’il n’y a finalement pas d’acte violent, c’est pourtant bien à un attentat – symbolique – que se livre le personnage du film. Violant cette parcelle privatisée de l’espace public, cet espace publicitaire concédé par le public au privé pour permettre à ce dernier de prescrire au public ses désirs en matière de biens et de services, l’acte commis par le protagoniste du film d’Anthony Bonnin est un véritable sacrilège envers l’ordre marchand. Il constitue, en effet, une rupture radicale avec l’évidence communément admise de la présence de la publicité dans l’espace public et dans les médias. Cette évidence est le produit d’un long processus de naturalisation qui trouve sa forme la plus aboutie dans la revendication du caractère artistique ou culturel de la publicité (« 8ème art », « culture pub », etc.) et qui tend à dissimuler la violence à la fois symbolique et économique qu’elle exerce quotidiennement sur chacun d’entre nous. La publicité possède, en effet, cette visée aliénante qui consiste à produire en chaque individu le désir des biens et des services qu’elle promeut, et ce en recourant à des techniques de persuasion agressive (matraquage1, manipulation mentale recourant aux neurosciences2, etc.). Partant, elle est à l’origine de frustrations liées au décalage entre les produits qu’elle prescrit à tous et ceux auxquels la grande majorité a véritablement accès. Mais la principale perversité du dispositif publicitaire réside sans doute dans le fait que c’est le consommateur lui-même qui finance l’action de conditionnement dont il est l’objet, et en quelque sorte deux fois : en achetant les supports où elle est diffusée (magazine, cinéma, chaînes de télévision, etc.) et en achetant le produit (son prix comprend toujours une part relative aux dépenses publicitaires).
L’action de l’homme en noir s’apparente à celles des « Casseurs de pub » et s’inscrit dans une longue tradition de critique de la publicité apparût simultanément avec son développement et récemment associée à une dénonciation de l’hégémonie des marques3. Comme dans ce dernier cas, la critique portée par le film d’Anthony Bonnin dépasse explicitement celle de la publicité pour s’étendre au consumérisme et au capitalisme qui l’encadre. Parce que, comme l’indiquait Raymond Williams, l’un des fondateurs des cultural studies, « la publicité moderne fait partie du système de contrôle du marché », elle est un dispositif vital de l’économie capitaliste, destiné à organiser et à garantir la demande, sans lequel les processus coûteux de capitalisation et d’équipement seraient trop risqués4.
Mais la subversion d’un espace privé dédié à la publicité en faveur de l’expression de la critique prend également sens au travers des informations que le narrateur livre sur lui-même, comme s’il dévoilait les raisons qui l’ont poussé à agir. « Ce pourquoi je travaillais me paraissait juste : l’enseignement et la culture, c’était un choix de vie. Quand on travaille pour un projet culturel, on a souvent tendance au jusqu’au-boutisme. On en oublie son couple, sa famille, ses amis. On en oublie même son corps qu’on maltraite allègrement en dormant peu, en mangeant mal, en ne se soignant pas. Le manque de moyens fait qu’on travaille en plus pour des salaires modestes ». Traditionnellement porteurs de dispositions au désintéressement et des valeurs de création ou d’éducation, les professionnels de la culture et de l’enseignement sont particulièrement affectés par l’expansion contemporaine des logiques issues du champ économique à l’ensemble des univers sociaux : valorisation du profit, rationalité marchande, poids croissant de la publicité et du management, etc. « J’ai réalisé en travaillant pour des collectivités ou des associations non lucratives que beaucoup reproduisent finalement des schémas organisationnels proches de ceux des grandes entreprises, avec les mêmes questions de productivité, de rentabilité, de croissance budgétaire, de management, de rationalisation du travail, d’exploitation de l’humain ». La politique culturelle qui œuvrait dès les années 1980 en faveur de « la réconciliation de l’art et de l’économie »5 et qui promeut volontiers aujourd’hui la culture comme source de profit et de développement économique6 n’est pas étrangère aux transformationsà l’œuvre au sein des univers artistiques et culturels (intensification de la concurrence, dégradation des conditions de vie et de travail, concentration économique croissante des entreprises culturelles et médiatiques) et à la perte d’autonomie du champ culturel au profit des logiques de fonctionnement et des valeurs du monde économique. Sous cet angle, on ne peut que laisser le mot de la fin au personnage principal : « J’ai le sentiment que […] l’on ne peut pas produire le meilleur en calquant son fonctionnement sur celui des organisations qu’on dénonce ici ou ailleurs. […] J’espère ne pas tomber dans ce piège lorsque je reprendrai une activité. Je devrai le faire en inventant autre chose, parce qu’il y a autre chose à inventer… parce que l’utopie ne se rêve pas, elle se décide ! »
Wenceslas Lizé est enseignant-chercheur en sociologie à l’Université de Poitiers.
1 Certaines études avancent que le nombre de publicités auxquelles sont exposés chaque jour les états-uniens a explosé au cours de la dernière décennie pour aboutir à 3 000 annonces par jour.
2 Voir Marie Bénilde, On achète bien les cerveaux.Médias et publicité, Raisons d’Agir, 2007.
3 Naomi Klein, No Logo, Actes Sud, 2001.
4 Raymond Williams, Culture & matérialisme, Les prairies ordinaires, 2009.
5 Vincent Dubois, La politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Belin, 1999.
6 Vincent Dubois (avec Clément Bastien, Audrey Freyermuth et Kévin Matz), Le politique, l’artiste et le gestionnaire. (Re)configurations locales et (dé)politisation de la culture, Editions du Croquant, 2012.