-48 Incorrecte seringue

Par Yvalin

Dimanche 18 mars 2012
Journée standard, quelques démarches personnelles, malgré tout importante : nous allons acheter un appartement, le banquier est d’accord, l’offre de crédit est signée. Vingt ans d’engagement, je me projette. Je ne suis ni dans l’urgence, ni dans l’immédiateté. Je suis en capacité de m’imaginer aujourd’hui et demain. Sans vouloir psychologiser, moraliser, nous pouvons entrevoir le monde de la précarité et de la toxicomanie (surtout quand ces deux mondes se rencontrent) comme celui de l’immédiateté, de l’urgence, du seul instant, bref de la survie.

Lorsque je sens la crise de manque survenir, pas de doute : aucun avenir n’est possible. Seule la satisfaction de mon corps, la prise du produit salvateur pourra me faire envisager les minutes, les heures à venir. Toute ma quête, ma recherche sera tendue vers cette délivrance ; ni la faim, ni le froid, ni la douleur ne sauront me détourner de ce besoin impérieux. Douleur, j’entends une blessure, des coups, car à ce moment le physique n’est que souffrance, sueur, tremblement, froid intense.
Classiquement nous décrivons les comportements ainsi : récréatifs, réguliers, abusifs. Récréatif tout le monde le comprendra, c’est pour le plaisir, sans régularité, la prise d’un produit, une action particulière. Juste pour le fun, le goût du voyage, de l’expérience. Régulier, on entre dans la dépendance, on a besoin du produit (ou de l’action : les jeux d’argent par exemple) pour vivre, la notion de plaisir s’estompe, celles de satisfaction, d’apaisement surgissent. Abusif, on commence à perdre le contrôle, le plaisir devient fugace, l’addiction est là. Les prises sont facilement excessives, la satisfaction immédiate, la recherche du produit comme son existence n’est plus que de la survie.

C’est l’une des grandes difficultés du travail « social » dans la toxicomanie dite « de bas-seuil ». Jamais nous ne verrons un Jean-Luc Delarue franchir notre porte. Ni Johnny H. Même le nez poudré outre-mesure, ils ont assez d’argent et surtout assez de projets pour réussir un sevrage ou tout au moins une période de régulation. Les gens que je rencontre ne sont pas dans ce cas. No future comme on disait il y a quelques années, nous n’avons retenu de la période que l’excentricité et l’excès alors que c’était une véritable affirmation politique. Mais comme cela aussi a su être récupéré, il ne reste plus grand chose aux « grands exclus » (c’est un terme officiel), toxs et autres précaires. Arriver à recréer du temps, de la longueur, de l’avenir, des désirs. La précarité associée aux produits, font que beaucoup de gens vivent dans l’immédiat. Il faut, non pas tout, mais ce qui focalise leur attention à ce moment immédiatement. Ce qui peut donner lieu à des moments de révolte, de violence. Est-ce mieux, est-ce pire il y a ceux qui n’ont même plus d’envie immédiate ou qui, si elle ne peut être satisfaite, abandonnent avec résignation et se laissent aller vers le quart d’heure suivant, qui sera chassé par celui d’après et ainsi de suite. À la rue, en France, 50 ans c’est presque un âge canonique. Accident, overdose (bien que cela devienne rare), complication de santé arrêtent la vie parfois bien avant.

Revenons à cette notion d’immédiat, de non projection. Intellectuellement, nous pouvons nous interroger, nous reviennent aussi la grande notion du ici et maintenant. Pratiquement cela fait que des gens ne font pas leurs démarches, veulent que nous leur donnions immédiatement un colis alimentaire, un hébergement, de l’attention. Certains peuvent mal supporter de devoir attendre que l’on ait terminé une conversation pour nous entretenir d’un souci ou d’un plaisir. Si je tarde pour faire une photocopie, donner un renseignement, soit je glande, soit je le fais exprès. Un rendez-vous, une démarche importante et imminente les empêche d’attendre. Parfois cette urgence, cette fébrilité déteint. Aucun travail suivi, une action de plus de 15 minutes ne m’est possible durant les temps d’ouverture. Tout est totalement décousu, pour essayer de créer de la fluidité, de la sérénité dans l’espace d’accueil collectif. J’essaye d’apprendre, d’arriver à faire un travail morcelé. Remplir un simple fax pour une commande peut prendre une heure. Je fais ce travail sur une table de l’accueil ou au comptoir, à la fois pour montrer ce qui fait aussi partie de mon travail, et puis parce que cela peut être l’occasion de susciter une discussion : que puis-je demander de plus à la Banque Alimentaire, quel circuit la seringue ou le filtre va-t-il suivre ?

Samedi 17 mars – 23h
Décousu aussi me semble mes propos, j’avais imaginé au début du projet de 100nuits une rubrique journalière, quelques mots, phrases. À la manière des Papiers Collés de Perros, ou de quantité de journal. Entre blog d’opinion et journal intime, j’espérai créer des échanges avec des commentateurs, trouver l’inspiration dans les questions posées. Ensuite nous avons préféré choisir la fréquence hebdomadaire, moins contraignante, moins prégnante surtout dans le projet et la page d’accueil de 100nuits. Je me suis demandé s’il ne fallait pas que, très sérieusement, j’avance par thème et sujet pour présenter la RdR, les salles d’injection. Et j’ai trouvé un certain milieu : écrire un peu chaque jour, ou au moins deux – trois fois par semaine sur le sujet qui me touchait directement. J’ai un peu peur avec cette huitième publication de revenir sur des choses dîtes, d’être redondant. Et puis je m’aperçois que cette notion de précarité, d’exclusion a été sujet du film d’Isabelle et d’une analyse. Et puis j’ai encore beaucoup à exposer : la notion de réduction des risques et la promotion de la santé exposée dans La Charte d’Ottawa, signée par l’OMS, et visant à la santé pour tous à l’horizon 2000 (c’était en 1986, et toujours d’actualité). Et aussi la spécificité de l’hébergement. Et l’évolution et le durcissement de la MILDT (Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie), qui diffusait en 2002 ou 3 un livret où en préambule on constatait « qu’un monde sans drogue ça n’existe pas » et qu’il fallait informer et prévenir, alors qu’aujourd’hui Étienne Apaire, son directeur, prône « une société sans drogue ».
Et puis je projette un schéma d’écriture, mais je serai certainement contraint par l’immédiateté de l’événement !

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