par Frédéric Lebaron
Pendant 100nuits, chaque semaine, un sociologue propose un contrepoint à un film de 100jours. Cette semaine, +50 d’Isabelle Taveneau.
Les statistiques de la pauvreté diffusées par Eurostat [1] indiquent que la proportion de « personnes en risque de pauvreté après transferts sociaux » a augmenté depuis 2007 en France, pour s’établir à 13,5% en 2010. Les données de l’INSEE vont dans le même sens. A l’échelle de la zone euro, la tendance est également à la hausse depuis 2005. On peut raisonnablement penser que la situation s’est encore dégradée en 2011 et 2012, notamment dans les pays périphériques de la zone euro (Grèce, Portugal, Espagne…), soumis à de violents plans d’ajustement structurel qui entraînent un recul brutal du niveau de vie moyen : celui des plus démunis est, bien sûr, encore plus touché.
Au sein de la population mondiale, c’est la croissance rapide de l’économie chinoise qui explique pour une large part la tendance à la baisse de la part des personnes disposant de moins de 2 $ (en parités de pouvoir d’achat) par jour pour vivre. Mais le nombre absolu de personnes sous-alimentées a dépassé le milliard en 2009, pour baisser à nouveau légèrement en 2010 [2].
Cependant, toutes les statistiques courantes restent muettes sur le sujet de ce court-métrage: la violence symbolique, et pas seulement matérielle, qui est associée à la situation de précarité, au chômage et au dénuement.
Cette violence symbolique (que l’on peut définir comme une force impalpable, de nature surtout psychique, qui s’exerce sur un individu) est l’une des dimensions de l’expérience quotidienne des personnes en situation de pauvreté. Elle redouble les effets matériels de l’insécurité économique, en faisant intérioriser aux dominés, sous forme de « honte », le sentiment de nécessité et d’indignité de leur situation, tout en contribuant à inhiber en eux toute velléité de révolte [3].
Ici un homme d’âge moyen, assis devant une table de cuisine dans un logement dépouillé d’ornements et de luxe… La nappe et le petit air d’accordéon pourraient rappeler les (inoubliables) « Deschiens », mais le ton est d’une toute autre nature que les borborygmes de Yolande Moreau ou les vérités aussi impénétrables que définitives de François Morel, Bruno Loché et leurs acolytes… La situation ne prête pas à rire.
Répondant à une voix féminine, l’homme parle avec force, face à la caméra, de son expérience du mépris: celui de certains « proches », révélé par une remarque à l’occasion d’un repas, les commentaires moralisants de personnes modestes qui devraient pourtant, selon lui, ne pas chercher à se « distinguer » d’encore plus démunis qu’eux… Il évoque aussi les paroles malheureuses d’agents du guichet de Pôle emploi, parfois volontairement blessants ou même menaçants, laissant entrevoir la fin prochaine de l’ « assistanat » et un monde darwinien d’où toutes les protections collectives auraient disparu… Dans tous les cas, la stigmatisation, même insidieuse, du « pauvre » ou du « chômeur », produit des effets concrets: elle blesse, inhibe, et finit par « enfoncer »… Pour le dire autrement, dans les mots du sociologue, elle participe à la reproduction de la condition dominée des franges inférieures, précarisées, des classes populaires.
Si l’homme n’utilise plus les mots « pauvre » ou « petit », même dans de banales expressions, c’est pour nous faire bien mesurer toute la charge symbolique associée aux mots, qui sont plus que des simples véhicules de l’information: ils ont un pouvoir « social » et « politique » (une « force illocutoire », dirait le philosophe John L. Austin), ici un pouvoir d’assignation et d’imposition d’une philosophie implicite de l’ordre social. Les mots du « discours public » ou du « discours social » tout autant que les mots quotidiens des proches et des quidams, ce langage dans lequel nous sommes constamment immergés, structurent notre perception de la réalité sociale.
Dans le mépris du « peuple » qui transpire des commentaires des politologues sur le vote Front National, il sent à nouveau la même assignation à l’irrationalité qui fait des chômeurs des paresseux et des assistés, vecteurs qui plus est des pires immoralismes…
Le discours sur le chômage, comme l’a bien montré Emmanuel Pierru [4] est fortement imprégné d’une philosophie morale, même lorsqu’il est produit par des « savants » ou des « experts »… Derrière le discours sur la fraude aux allocations, la paresse ou les abus de toutes sortes se cache la remise en cause du principe de solidarité qui a légitimé la création de l’assurance-chômage, l’une des plus grandes conquêtes de l’État social au vingtième siècle.
La dégradation sociale globale actuelle, en particulier en Europe, s’exprime aussi par le développement, difficilement quantifiable, des petites et des grandes violences symboliques qui rendent le monde social de plus en plus irrespirable ; elles font de la « colère » la première réponse, individuelle et quelque peu désespérée. Car, se pose finalement -ici comme toujours- la question de l’issue et de la « réaction » possible face à la violence symbolique: une autre violence, symbolique ou physique, sans doute, mais laquelle ?
On peut penser que la seule véritable réponse à la violence symbolique sera collective et organisée. Mais il ne suffira pas de revendiquer une hausse du salaire minimum ou des minima sociaux, ce qui est déjà très important, y compris en termes proprement symboliques : l’enjeu est le droit à vivre dignement, et seul le mouvement conscient et rationnel vers une nouvelle société, sans pauvres et sans classes, le permettra peut-être un jour à toutes et à tous.
1. Source: Eurostat.
2. Jean Ziegler, Destruction massive. Géopolitique de la faim, Paris, Seuil, 2011.
3. Voir Pierre Bourdieu et Coll., La misère du monde, Paris, Seuil, 1993 et Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.
4. Emmanuel Pierru, Guerre aux chômeurs ou guerre au chômage, Bellecombe-en-Bauges, Croquant, 2004.