Par Sophie Orange
Pendant 100nuits, chaque semaine, un sociologue propose un contrepoint à un film de 100jours. Cette semaine +35 de Thomas Hakenholz.
« Ici ça va être détruit »
Usines détruites. Squats désossés. Immeubles rasés. Ici, on casse et on brise.
« En fait ils ont tout détruit, ils ont détruit la vie des personnes ».
Ecroulées les façades, tombés les murs, effondrés les toits. En même temps que la géographie cède, ce sont des histoires que l’on fait taire. Les bâtiments sont comme des biographies individuelles et collectives cristallisées, réifiées. Lorsqu’on les détruit, on détruit plus que de la tôle, du parpaing ou du verre : on démolit des souvenirs, on déchire un groupe, on défait une mémoire collective. Si ces travailleurs, ces familles, sont tant attachés à ces murs, à ces portes, à ces machines, à ces couloirs, c’est que ces murs, ces portes, ces machines et ces couloirs portent leurs empreintes. La ville, la maison, la rue sont du social objectivé : ils fixent et font perdurer les liens amicaux et les liens familiaux. Ils supportent le passé des individus. Maurice Halbwachs écrivait que « lorsqu’un groupe est inséré dans une partie de l’espace, il la transforme à son image ».
« Il faut que nous mettions la ville en ordre ».
Le bâti n’est pas neutre : il est porteur d’une idéologie historiquement et spatialement située. Comme l’appartement moderne construit et normalise la famille nucléaire, l’habitat pavillonnaire est gros de l’individualisme contemporain. Les principes économiques d’une société se lisent dans ses constructions. L’architecture façonne l’homme en constituant une puissante instance socialisatrice qui modèle les pensées et les actions des individus, qui canalisent leurs pratiques, qui calibrent leurs vies. Les formes forment : le panoptique de Bentham, le familistère de Guise, l’Unité d’habitation de Le Corbusier et autres habitations-laboratoires. Les catégories spatiales produisent des catégories mentales. Maurice Halbwachs poursuit : « Lorsqu’on sort du sommeil, le premier sentiment qu’on éprouve, c’est celui qu’on a de la position de son corps, de ses membres, de son orientation dans l’espace, par rapport aux meubles, aux murs de la chambre, à la fenêtre, etc. C’est là le premier fondement de notre vie mentale, ce sur quoi tout le reste s’édifiera, et qui n’a pas besoin du reste pour apparaître.»
« Ces rues sont à nous »
Occuper une usine, un logement, la rue… c’est suspendre un temps le rapport de domination qui fait que l’individu appartient davantage à l’usine, au logement ou encore à la rue, que l’inverse. C’est détourner quelque peu l’ordre social qui impose aux individus ses classements, ses partitions, ses assignations et ses places. Le squat constitue en cela un bel exemple de réappropriation de l’espace, de détournement, de glissement des frontières. Le squat dérange, car il dé-range. Il ne correspond pas au « bon » usage des lieux. Aujourd’hui, on encourage au calfeutrage. Enfermons-nous dans nos maisons, derrière nos murs, parquons-nous dans l’ordre établi. Ordonnons l’hétérogénéité des modes de vie dans des boîtes fermées et uniformes. Tirons le rideau sur les campements à ciel ouvert, clôturons les bruits et les odeurs, cachons la misère. Surtout, que rien ne dépasse, que rien ne déborde. La ville se fait orthopédique : elle discipline, elle rend docile.
« Le sol peut témoigner »
Au détour d’une rue : un graffiti sur un mur. Au détour d’une usine : un tract abandonné… Ouf, de l’air, on respire. Comme disait Gilles Deleuze, il reste « toujours de l’herbe entre les pavés ».
- Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996.
- Julien Gracq, La forme d’une ville, Paris, Corti, 1985.
- Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 [1950]
- Tout bien rangé http://www.armellecaron.fr/art/index.php?page=plans_de_berlin